Pour faire la visite du quartier du Gros Caillou situé dans le 7ème arrondissement de Paris, Anne-Marie nous avait donné rendez-vous ce vendredi après-midi à deux pas de la tour Eiffel, devant le Kiosque d'entrée de la visite publique des Égouts de Paris.
Ce n'est que sous Philippe Auguste, vers 1200, que Paris se dote de pavés avec, en leur milieu, une rigole d'évacuation. Les eaux sales sont rejetées sur la rive droite dans le ruisseau de Ménilmontant tandis que la Bièvre accueille celles de la rive gauche, le tout se déversant, au final..., dans la Seine. Il faudra attendre 1850 et le Baron Haussmann pour que se développe le réseau d'égouts actuel.
Il existait autrefois dans ce quartier une manufacture de tabacs, la Manufacture du Gros Caillou. Elle se situait rue Jean Nicot, une rue donnant sur le quai d'Orsay et employait près de 2000 ouvriers (payés 3 francs par jour pour les hommes et 2 francs pour les femmes, les femmes étant préférées aux hommes car elles ont de plus petites mains pour rouler les cigarettes...).
La manufacture a été fermée en 1904 puis démolie quatre ans plus tard.
L'intérieur de la manufacture
Nous commençons la visite du quartier par cet immeuble Art déco du 91-93 quai d'Orsay construit en 1930 par Léon Azéma. Des motifs en écaille de poisson ornent sa façade et des balcons triangulaires en pierre lui donnent un petit air de proue de navire, un motif cher aux architectes de l'époque. Les garde-corps du bâtiment formant l'angle avec l'Avenue Bosquet sont ornés de ferronneries en forme de damier.
Un style à la fois sobre et élégant
Tournant dans la rue Cognacq-Jay, nous apercevons l'ancien siège des studios de la télévision.
L'immeuble abrite actuellement différentes chaînes de télévision mais pas les plus grandes : on y trouve entre autres les chaînes "Voyage", "LCP", "Public Sénat"...
L'histoire de cet immeuble est intéressante : Anne-Marie nous la raconte avec documentation et images à l'appui.
A sa place se trouvait autrefois le Magic City, premier parc d'attractions de France, qui a ouvert de 1900 à 1934. Principalement destiné à une clientèle d'adultes, il regroupait spectacles, attractions foraines, restaurant, salle de bal pouvant recevoir 3000 personnes et réputée pour accueillir une clientèle gay, skating, palais persan, curiosités, représentations "d’indigènes" (ceux-ci étaient originaires des Philippines).
On a du mal à croire qu'il y a moins de 100 ans il existait un public pour ce genre de spectacle mais, à tout bien réfléchir, je me souviens avoir vu étant petite, à la Foire du Trône, la femme à barbe... et n'en n'avoir pas été plus choquée que ça !
Autres temps, autres mœurs...
A partir de 1920 , il y fût organisé chaque année le bal travesti de la Mi-Carême : en effet, le Magic City était le phare des nuits homosexuelles de Paris comme le montre cette photo de Brassaï (1931).
Il fût fermé le 6 février 1934 par décision des autorités. Néanmoins, la grande salle de bal sera conservée (la salle continue à être utilisée pour des événements) et c'est là que s'installeront les premiers studios de télévision...
En effet, en 1942 les autorités allemandes la réquisitionnent et, après restauration, la transforment en studio TV : la chaîne allemande Fernsehsender Paris est destinée à distraire les blessés de guerre dans les hôpitaux. Elle diffusera ses émissions (après que l'émetteur de la tour Eiffel saboté par la résistance ait été remis en service) du 7 mai 1943 au 12 août 1944.
La salle de bal avant restauration
La salle de bal après sa transformation en studio TV
A la fin de la guerre, Kurt Hinzmann , le directeur artistique de "Fernsehsender Paris", après avoir refusé de détruire l'émetteur de télévision de la Tour Eiffel..., laisse ainsi à la France une station de télévision intacte et totalement opérationnelle, parmi les plus performantes du monde.
Les studios Cognacq-Jay fonctionneront jusqu'en 1963, date de l'ouverture de la Maison de l'ORTF.
Non loin de là, au 182 de la rue de l'Université, un bel immeuble haussmannien : c'est là que Rodin avait installé son atelier de taille de pierre (au Dépôt des marbres)...
Empruntant le Passage Landrieu, nous rejoignons ensuite la rue Saint-Dominique et l'Eglise qui porte le nom du quartier. Mais, me direz-vous, qu'est-ce donc que ce "Gros Caillou" ?
Anne-Marie nous apprend qu'au milieu du premier millénaire, l’abbaye de Saint-Germain des prés partageait les terrains de la plaine de Grenelle avec celle de Sainte Geneviève et qu'une borne en pierre (située à l'actuel emplacement de l'église) séparait les deux propriétés.
Je n'ai trouvé que ce plan datant de 1700 pour vous situer à la fois la plaine de Grenelle et ce fameux quartier du "Gros Caillou".
Il est amusant de comparer ce plan avec un plan établi en 1900... Vous avez vu : l'île des cygnes (ainsi nommée parce qu'une ordonnance royale de 1676 y a placé ces animaux à plumes...) a disparu, mangée par le 7ème arrondissement (depuis la fin du XVIIIème siècle) !
A l'époque où le quartier du Gros Caillou se développa, il devint nécessaire de construire une église pour suppléer à Saint-Sulpice : ainsi est née Saint-Pierre du Gros Caillou.
L'intérieur de l'église est sobre.
On y trouve un plaque qui rappelle le passé révolutionnaire de la France : le premier Maire de Paris (éminent scientifique), Jean-Sylvain Bailly, y fût enterré après avoir été guillotiné pour avoir déposé en faveur de Marie-Antoinette...
Autres temps, autres mœurs... Décidément, je me répète !
Derrière le chœur se trouve un accès à une chapelle qui possède de jolis vitraux modernes.
Mais ce qui frappe surtout dans cette chapelle c'est une frise de branchages qui en fait le tour, rappelant la couronne d'épines du Christ.
Admirez le réalisme de cette crucifixion !
Au sortir de l'église, on trouve une boutique qui porte un nom évocateur : Aux Merveilleux de Fred
Sur les murs de cette belle boutique, une fresque rappelle cette mode extravagante que suivaient les Me'veilleuses et les Inc'oyables en réaction à la sombre période de la Terreur.
Fred, le patron, a créé "les Merveilleux" et les a déclinés en 6 parfums : le Merveilleux, l'Incroyable, l'Impensable, l'Excentrique, le Magnifique et... le Sans-Culotte ! Il s'agit d'une meringue enrobée de crème fouettée... Alléchant, non ?
Mais nous ne sommes pas là pour faire du lèche-vitrines car j'ai encore plus de 25 photos à vous montrer comme ce bel Hôtel Particulier de la rue de l'Exposition (l'Hôtel de Béhague), occupé par les locaux de l'Ambassade de Roumanie à Paris.
Les lourdes portes en bois sont ornées de poignées de bronze très élégantes.
Une Vénus pudique...
De Vénus, nous passons à Mars avec cette fontaine où un bas-relief représente Hygie, la déesse de la Santé, offrant de l'eau au dieu de la Guerre. Au passage, j'apprends l'origine du mot Hygiène !
Et la fontaine fonctionne : pour preuve, ce mascaron de bronze !
Ce café n'a pas cherché midi à quatorze heures pour trouver le nom de son enseigne !
Tiens : en parlant d'heure, Anne-Marie nous montre une horloge (située à l'entrée de la rue de l'Exposition) : elle indiquait l'heure aux ouvriers qui travaillaient dans ce quartier industrieux... C'était une horloge de patron !!!
Un peu plus loin dans la rue Saint-Dominique, le Collège italien Leonardo da Vinci a belle allure.
Il est signé de l'architecte Jules Lavirotte, l'un des maîtres de l'Art nouveau et date de 1899.
Et celui-ci, situé au 29 de l'avenue Rapp, qu'en pensez-vous ? Il est signé, deux ans après, du même architecte et était habité par Alexandre Bigot, son propriétaire, qui en avait fait la vitrine de son métier : céramiste. Délirant, non ? En même temps, les deux hommes ont dû se faire plaisir !
Aucune symétrie sur la façade : tout est basé sur le déséquilibre...
La porte cochère est joliment mise en valeur par les sculptures de Jean-Baptiste Larrivé.
Adam ?
et Eve, sans doute...
La signature de l'architecte
A deux pas de là, le square Rapp fait face à la Tour Eiffel.
Sur la droite, un immeuble en brique et pierre a fière allure : il s'agit du Théâtre Fadyar.
Sur la gauche, un immeuble assez extraordinaire aussi, toujours de Lavirotte (1903).
Une très jolie grille en fer forgé précédée d'une fontaine clôt ce petit espace.
On sent que le Champ de Mars n'est pas loin : en témoigne cette Tour Eiffel en macarons...
et ce café situé au coin de... la rue du Gros Caillou.
Nous voici maintenant dans la rue de Grenelle, vous savez : la rue de mon Ministère !
Plusieurs vitrines amusantes : ici, un cordonnier...
Là, un pharmacien
Et cette crèche dont le bâtiment (ancien tout de même ) n'est pas extraordinaire mais qui a une histoire : c'est l'ancienne crèche de la Croix-Rouge où les ouvrières de la Manufacture de Tabac du quai d'Orsay venaient déposer leurs enfants avant d'aller travailler.
Anne-Marie nous a lu un passage d'un livre qui dénonce le mauvais état de santé des enfants des manufacturières à cette époque là (Intervention du Dr Goyard lors du Congrès international d'hygiène tenu à Paris en 1878) :
"L'enfant nicotinisé dès le sein de sa mère, et qui arrive pourtant à terme dans des conditions de viabilité, ne fait jamais du moins une brillante entrée dans le monde. D'après le témoignage des sages-femmes qui accouchent les ouvrières de la manufacture du Tabac, ces enfants naissent faibles et misérables et restent tels encore pendant des mois, parfois des années, surtout s'ils sont allaités par leur propre mère. Ils se distinguent de leurs petits compagnons par un teint pâle et blême, des formes exigües, un ensemble qui fait naître la pitié et la tristesse."
Celles-ci étaient en effet souvent atteintes d'emphysème ou de cancer du poumon et les enfants trinquaient !
La boucle est bouclée !
Merci Anne-Marie pour cette agréable promenade