Je viens de regarder sur Arte un docu-fiction de Marie Noëlle intitulé "Moi, Albrecht Dürer", qui m'a beaucoup plu et j'ai envie d'en parler. La photo y est particulièrement soignée et les commentaires des historiens d'art, avocats, psychanalystes et autres personnalités interviewées très intéressants. On y voit de très belles reproductions des oeuvres de Dürer mais aussi de grands maîtres de l'époque.
Bref, c'est un régal pour les yeux !
Ce peintre allemand, né à la fin du XVe siècle (le 21 mai 1471), a exécuté son autoportrait (dessin à la pointe d'argent) à treize ans seulement !
Autoportrait à l'âge de treize ans - 1484
L'une de ses premières œuvres est un diptyque du portrait de ses parents auxquels il était très attaché, son père pour l'avoir laissé suivre sa voie dans la peinture plutôt que de le diriger vers l'apprentissage de l'orfèvrerie (son père était un grand orfèvre), et sa mère qui a dû supporter 18 grossesses (pour seulement trois enfants qui ont survécu) .
Le diptyque représente une sorte de cadeau d'adieu à ses parents, avant que le jeune homme ne commence un long voyage de trois ans pendant lequel il fera son apprentissage.
Diptyque des parents de Dürer - fin XVe siècle
Quand Albrecht Dürer reçoit une lettre de ses parents lui disant qu'ils ont l'intention de le marier à la fille de riches artisans et marchands, il exécute pour sa fiancée un "autoportrait au chardon", le chardon représentant la fidélité conjugale. Il se marie ainsi avec Agnès Frey avec laquelle il va très vite nouer une relation profonde. Un compagnon est en effet à cette époque obligé de se marier et à Nuremberg, il n'est pas pensable qu'il reste célibataire, il lui faut un foyer.
Agnès Dürer va être d'un grand soutient dans l'entreprise familiale, se chargeant d'imprimer les gravures, de faire les marchés pour vendre les œuvres de son mari et de faire aussi les comptes du ménage, l'entreprise prospérant rapidement.
Dürer compte bientôt parmi les plus grandes fortunes de Nuremberg : le couple est à la tête de 5000 florins, ce qui représente la somme actuelle de 5.000.000 d'euros.
Dürer était un très grand artiste mais aussi un très bon commerçant !
Autoportrait au chardon - 1493
Agnès Dürer - 1494
Dürer peint la nature mais toujours dans son atelier. Le docu dit qu'il prélevait les plantes pour les ramener dans son atelier.
La grande touffe d'herbes - 1503
Il pratique aussi la gravure. Celle-ci, qui représente une scène du quotidien, était vendue comme les autres sur le marché par sa mère ou par Agnès. Elle s'intitule "Le bain des hommes" et montre la grande maîtrise de l'artiste pour la représentation du corps humain. Le robinet de la fontaine est malicieusement placé au niveau du sexe de l'homme qui s'appuie dessus...
Le bain des hommes - fin du XVe siècle
Le couple Dürer a-t-il souffert de ne pas avoir eu d'enfant... ? Le documentaire laisse planer le doute là-dessus. De toutes façons, à cette époque on ne se demandait pas si l'homme était stérile, c'était obligatoirement la faute de la femme !
Le peintre a-t-il eu la syphilis ? On ne le sait pas mais il l'a représentée dans une gravure intitulée "Le syphilitique".
La paternité ? Dürer l'obtient par sa "griffe distinctive", le monogramme AD qu'il appose sur toutes ses œuvres, en quelque sorte un "certificat de paternité".
Dürer est devenu célèbre dans toute l'Europe car il y a diffusé ses gravures ornées de ce A en forme de porte qui abrite un D. Il s'agissait de protéger son droit d'auteur au sens moderne du terme.
Albrecht Dürer a peint plusieurs fois des maternités comme cette "Vierge à l'Enfant" absolument sublime même si, comme de coutume, le petit Jésus n'est pas très avantagé...
Vierge à l'Enfant - 1498
Le documentaire parle aussi des cas de peste bubonique qui ont sévi à cette époque dans toute l'Europe. Les fameux masques à bec des médecins (contenant des herbes sensées les protéger de l'épidémie) sont bien connus de nos jours. Dans les foyers, les femmes faisaient aussi brûler des herbes pour désinfecter l'air ambiant.
La mort est souvent représentée à cette époque en peinture ou en gravure, tel ce dessin de Michael Wolgemut, peintre, dessinateur et graveur sur bois travaillant également à Nuremberg à la même époque.
Dürer est hanté par la peur de l'au-delà, de ce grand inconnu. En 1490, il publie une série de très belles xylographies sur le thème de l'apocalypse de Jean. Pour lui, ce sont des visions de la réalité à venir. Il s'agit d'un volume de quinze gravures de 40 cm de haut qui représente une série de catastrophes.
Des images assez effrayantes... Dürer a une imagination débordante !
Les quatre cavaliers de l'Apocalypse - 1511
L'Apocalypse - 1511
Par ailleurs il produit aussi des œuvres plus douces telle que cette gravure sur cuivre représentant "Adam et Eve" dans laquelle il s'attache à respecter les proportions de Vitruve. Traditionnellement, Adam et Eve sont représentés tête baissée, conscients de leur péché mais pas ici où ils sont pleins de désir : Dürer donne vie à ses personnages.
Adam et Eve - 1504
Tout autre chose avec ce lièvre peint par Dürer et qui semble vouloir s'évader de son cadre. Il parait que dans l'œil du lièvre on voit le reflet de la fenêtre de l'atelier du peintre ! Dürer dit qu'il ne s'agit pas de la nature en soi mais plutôt d'une invention de la nature qu'il a faite dans son atelier...
Le lièvre - 1502
L'autoportrait occupe une place de choix dans l'œuvre de Dürer.
Celui qu'il exécute vers 1500 est l'apogée de cet art. C'est un homme idéalisé sous les traits du Christ. Le regard qu'il jette sur le public est tout à fait inhabituel : il regarde directement la caméra dirait-on aujourd'hui, le monde. Or ce n'est pas permis à l'époque, ce n'est pas de mise. Seuls les saints ou le Christ peuvent y prétendre. Les spécialistes supposent qu'à vingt-huit ans il n'est pas vraiment cet homme : il peint une vision, celui qu'il aimerait être dans quelques années.
L'homme Dürer se sent dévalorisé, il n'a pas reçu assez d'attention étant issu d'une fratrie de dix-huit enfants. Il doit se battre contre ce sentiment de dévalorisation...
Pour lutter contre ce sentiment, il se représente sous les traits d'une figure christique. L'inscription à droite du tableau, de la main du peintre dit : attention, ce n'est pas la réalité, c'est une représentation de la réalité peinte par moi à l'âge de vingt-huit ans. Je ne suis pas l'homme représenté sur la toile mais je me suis représenté ainsi.
Autoportrait à vingt-huit ans dit "à la fourrure" - 1500
Venise est à l'époque un grand centre culturel et un haut lieu de l'imprimerie. Cela encourage le peintre à vouloir voyager en Italie, pays qui est reconnu pour la grande qualité de ses peintres. Il s'y épanouira vraiment.
Dans une lettre à sa femme, le peintre dit qu'il s'achète des vêtements, qu'il apprend à danser et à manier l'épée : il vit, tout simplement et devient un grand seigneur.
Autoportrait aux gants - 1498
Il ferme la bouche aux peintres de Venise (qui disaient "c'est un habile graveur mais il n'entend rien au maniement des couleurs !") avec la réalisation de ce grand tableau intitulé "Vierge de la fête du Rosaire". Tout le monde s'accorde alors à dire que l'on n'a jamais vu plus beau coloris.
Vierge de la fête du rosaire - 1506
Il peint aussi les vénitiennes (prostituées... ?)
Portrait d'une jeune femme vénitienne - 1505
A son retour d'Italie, sa mère est à l'agonie (elle a probablement un cancer).La vénérant véritablement, il la dessine au fusain un mois avant sa mort. C'est une œuvre puissante qui représente la vieillesse sans aucune complaisance. Il montre le grand âge, la laideur et la fin de vie. Il annote : "Je tourne constamment les yeux vers l'Eternel".
Portrait de la mère à l'agonie - 1514
Le docu-fiction montre ensuite Dürer en proie à un cauchemar suite auquel il aurait produit cette aquarelle... intitulée "La vision" (une vision d'apocalypse) qu'il annote avec beaucoup de détails. C'est un vrai récit dramatique.
"En l'an 1525, la nuit après la Pentecôte, j'ai eu une apparition en rêve. Cette vision m'effraya tant que je m'éveillai."
Dürer laisse transparaître ce qui le touche, il montre les peurs qu'un homme peut avoir, ses interrogations, son désarroi et même son désespoir...
La vision - 1525
Dans le documentaire, on montre Dürer qui semble sombrer dans la dépression (?)
Il exécute une gravure sur cuivre qu'il intitule "Melancolia I".
Il y a un personnage féminin robuste dont il n'est pas facile d'établir le sexe. Elle est dotée d'ailes donc elle a la plus grande mobilité qu'on puisse imaginer. Elle peut aller partout et pourtant elle est assise là, songeuse. A ses pieds il y a tous les outils qui s'offrent pour façonner la vie mais elle ne s'en sert pas. Elle est incapable de créer (beaucoup d'artistes ont ressenti ce sentiment).
Le chérubin qui tente de monter sur des échasses symbolise l'instabilité, les difficultés de la vie, et puis il y a un carré magique mystérieux en bas où on lit 15 et 14 (c'est l'année 1514). Si on regarde les nombres de près on voit qu'il s'agit de la date de la mort de sa mère. Donc Dürer pose au spectateur des énigmes, des casse-têtes qu'il ne pourra peut-être jamais élucider...
Melancolia I - 1514
Au décès de Dürer le 6 avril 1528 (il meurt à 57 ans), le couple est resté sans descendance. Le docu-fiction dit qu'Agnès Dürer conservera les œuvres de son mari par le biais de donations sans chercher à en tirer profit, mais plutôt en cherchant à entretenir la mémoire de son époux.
Contente de mieux connaître ce grand peintre...
Si vous voulez visionner ce très beau film, c'est ICI.